La chronique d’Ahmed Cheniki
Je ne sais pas, mais je me surprends à présenter des morts, hier, c’était Rachid Mimouni,
aujourd’hui, l’autre ami, de longue date, lui aussi, timide et toujours le sourire. Les vivants, j’en
parle, mais comme s’ils n’étaient que de simples survivants. Comme si les arts se mettaient à
prendre la clé des champs. Un mort est inoffensif. Un mort-vivant, il respire.
Je ne sais pas, mais l’autre ami de Medjoubi, notre sourire commun, est inhabituellement
silencieux depuis cette tragique histoire d’un moi blessé, un accident personnel, il se met à
écrire un texte sur Ghaza martyrisée. Rachid Boudjedra. Ghaza est plus qu’une tragédie. Il
aimait le théâtre, Rachid, d’ailleurs, il a collaboré avec notre autre amie, Sonia, une réécriture
scénique de « Journal d’une femme insomniaque ». Medjoubi a joué de fabuleux textes avec
Sonia. Ils se rencontrent souvent, la-bas, en jouant des textes d’autres amis proches, Alloula et
Amrani tout en se jouant d’eux. Des éclats de rire. Des cris. Puis Alloula, Sonia et Medjoubi se la
jouent sérieux avant que Amrani vienne tout chambouler. Et ils se remettent à rire. Il n’y a que
Khadda qui manque à l’appel occupé à retravailler une de ses œuvres.
Le 13 février 1995, était assassiné le grand comédien, Azzedine Medjoubi. Azzedine était un
grand ami, un frère, un homme d’une extraordinaire générosité, d’une humanité qui me fait
penser à d’autres amis qui, d’ailleurs, l’aimaient beaucoup, Kateb Yacine, Abdelkader Alloula et
Mohamed Khadda. Il y avait aussi, à coté de Azzedine, un immense poète, « un nuage
amoureux », Djamel Amrani. Il retrouvait ainsi un autre ami, décédé la veille, le 12 décembre
1995, Rachid Mimouni.
Azzedine Medjoubi (1945-1995) est beaucoup plus connu dans les milieux artistiques algériens
comme comédien que comme metteur en scène. Ce sont ses performances de brillant acteur
qui l’avaient propulsé au-devant de la scène. D’une extraordinaire sensibilité, il était un
infatigable travailleur qui cherchait souvent à mettre en pratique ses idées et à tenter de
nouvelles aventures. Medjoubi qui connaissait très bien les métiers du théâtre ne fit
l’expérience de l’écriture scénique que par nécessité. Souvent obligé d’interpréter le même rôle
comme s’il ne pouvait que jouer les « bons » samaritains, il dut, malgré lui, excédé par la
médiocrité de nombreuses réalisations, prendre en charge la barre technique.
Medjoubi n’était pas un autodidacte. D’ailleurs, je ne sais pas ce que signifie ce mot barbare
d’autodidacte dans un milieu où tous les comédiens, du moins, ceux des années 1960-1970, ont
bénéficié de très sérieuses formations, des stages de recyclage avec de grands instructeurs
étrangers ou au Berliner Ensemble, TNS (Théâtre National de Strasbourg), Actors Studio et
ailleurs.
Azzedine a poursuivi des études d’art dramatique au conservatoire d’Alger avant d’intégrer la
fameuse troupe, Théâtre et Culture. Il a notamment interprété de très nombreux rôles au
cinéma et au théâtre. Au Théâtre National Algérien (TNA), il a brillé dans des pièces comme «
Anbaça » de Rédha Houhou, « Bab el Foutouh », « La bonne âme de Sé-Tchouan », « Sekket
Salama », « Bounouar and co », « Laalegue »(Les sangsues), « Stop », « Hafila Tassir » (d’après «
Le voleur d’autobus » de l’écrivain égyptien Abdelqoudous), « Les Bas-fonds » de Gorki…
Ce très grand comédien qui, souvent, interprétait les mêmes personnages était mal exploité par
les metteurs en scène qui l’embastillaient, en quelque sorte, dans une voie étroite. Il
s’insurgeait contre cet état de fait : « Les réalisateurs n’ont dans le passé jamais pris de risques
avec moi. Que ce soit au théâtre ou à la télévision, on me fait appel pour camper les mêmes
personnages typés qui sont censés correspondre à mon caractère et à mon tempérament, ceux
d’un homme sage, tranquille, banal à la limite. »
Dans « Hafila Tassir », mise en scène par Ziani Chérif Ayad, , il a fait littéralement exploser les
planches.
Son corps et sa voix (il travailla en 1963 à la radio) dessinaient les contours scénographiques et
multipliaient les espaces et les catégories temporelles. Après avoir assisté Ziani Chérif Ayad
dans « Galou Laarab Galou » et « Aqd el Djawher » et Kasdarli dans « Fersousa oual malik », il
s’est lancé en 1986 dans l’aventure de la mise en scène avec un texte adapté de Mrozek, Les
émigrés par Boubekeur Makhoukh, décédé en 1998, Ghabou Lefkar. C’est l’histoire de deux
émigrés (Rih et Mokhtar), un intellectuel et un ouvrier, qui cohabitent dans une cave, lieu
sombre et cynique qui organise le récit autour de ces deux personnages, aux antipodes l’un de
l’autre.
Situations tragi-comiques, quiproquos, jeux de mots et dictons populaires ponctuent la
représentation et contribuent à la mise en branle des mécanismes favorisant l ‘organisation de
l’espace scénique et renforcent les éléments du conflit suggérant une hiérarchisation sociale
très poussée. Deux mondes vivent et coexistent dans une même cave qui constitue le noyau de
la représentation. C’est le lieu de cristallisation et de mise en évidence de tous les conflits.
C’est à partir de cet espace lugubre que se structure le récit et s’articulent les grandes instances
de la pièce. De formation différente et alimentant souvent la contradiction, les deux
personnages sont confinés dans leurs espaces respectifs.
Après « Ghabou Lefkar », Medjoubi avait monté une pièce au théâtre régional de Batna, « Alem
el Baouche » qui employait un dispositif scénique lourd faisant appel à un décor surélevé et à
un matériel scénique qui, parfois, gênait considérablement les déplacements des comédiens.
L’objectif de Medjoubi était de « marier » de nombreux procédés techniques qui
correspondraient à la pratique du théâtre « total ».