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Chronique de Ahmed Cheniki JEAN-MICHEL APHATIE, LE JOURNALISTE PAR QUI LA LIBERATION DE LA PAROLE ANTICOLONIALE RISQUERAIT D’ARRIVER

Ces derniers jours, en France et même en Algérie, la mésaventure du journaliste français, Jean-Michel Aphatie fait débat. Le journaliste a, tout simplement énoncé, une vérité selon laquelle il y eut plusieurs Ouradour sur Glane, des massacres de masse en Algérie. Il a été « mis en retrait » de l’antenne pour avoir dit la vérité, il reprendrait, selon la direction de RTL, son travail cette semaine. Certes, le « récit national » français censure ce type de réalités, l’école, également, qui propose une image positive de la colonisation. La « surprise » et l’ « effroi » d’une certaine partie de la France ne sont pas surprenants. On enseigne l’Histoire, en mentant par omission. On a instillé dans l’esprit des Français une Histoire édulcorée.

C’est vrai que cet événement a permis aux Français d’avoir une idée, plus ou moins sérieuse, du colonialisme, il a, au-delà des gesticulations non informées de la droite ou de l’extrême droite, mobilisé de nombreux historiens qui ont appris aux Français la véritable réalité du colonialisme. Les premiers qui ont travaillé sur la question coloniale, Charles-Robert Ageron et Charles- André Julien, ont déjà évoqué les razzias, les massacres, la dépossession des terres et le déracinement des populations.

Aphatie a surpris ceux qui n’ont pas fait l’effort de se documenter, de lire les textes des historiens, notamment ceux qui ont travaillé sur la période coloniale. Ils auraient compris que ce qui s’était passé en Algérie était beaucoup plus grave que ce qu’a raconté le journaliste qui ne pouvait se permettre de cacher les « évidences ». Il a fait son métier, en respectant les règles éthiques et déontologiques. Ce qui est très rare aujourd’hui.

Il y a, en France, de nombreux intellectuels qui ont apporté leur appui au journaliste, -une pétition de soutien circule dans les milieux culturels et intellectuels-, notamment des historiens unanimes pour documenter, à l’aide d’archives et d’analyses, des situations génocidaires, des razzias (définition du Larousse : attaque, incursion rapide en territoire étranger, dans le but d’enlever les récoltes, les troupeaux, etc.), décapitations, enfumades, dépossession des terres, actions de déculturation, villages rasés, vol…

L’école française n’en parle pas. Heureusement, des historiens en parlent, mais arrivent difficilement à faire admettre par une classe politique et médiatique, ignorante et amnésique, trop marquée par le discours colonial qui sévit de 1830 à aujourd’hui, des vérités unanimement reconnues par les historiens. Il faudrait signaler le fait qu’il y a, en France, plusieurs discours sur la présence coloniale, des regards différents, en fonction souvent des relations entretenues avec l’Algérie ou de l’appartenance politique. La relative disparition du gaullisme a provoqué une poussée de la droite vers l’extrême droite, épousant largement ses postures idéologiques.

C’est vrai que ces dernières décennies, une grande partie de la presse française, même étatique, est prisonnière du discours ambiant ou du « récit national » qui est le lieu, par excellence, de constructions idéologiques. Quand il s’agit de l’Algérie, chez de très nombreux Français, il y a quelque chose de particulier qui se manifeste, un certain nombre de clichés, de stéréotypes et de présupposés idéologiques. Dans les deux pays, quand il est question d’Algérie ou de France, on a l’impression qu’on est en présence d’une actualité intérieure. C’est l’imaginaire colonial qui traverse le territoire social.

Aphatie a, peut-être, provoqué, sans le vouloir, l’éveil de cette latente attitude colonialiste qui parcourt le discours d’une grande partie de la société française qui perçoit l’Algérie comme un territoire sous influence, revivant inconsciemment le rapport colonisateur-colonisé.

Certains, notamment les anciens de l’Algérie française, ne voudraient pas voir les « évidences », continuant à soutenir l’idée du « pays perdu », un territoire sans Algériens visibles qui seraient moins « civilisés ». Les catégories coloniales sont toujours présentes. L’actualité est prisonnière d’un passé obsessionnellement présent. L’Algérie fonctionne, chez eux, comme une métaphore obsédante. Le présent se conjugue tragiquement avec un passé antérieur, teinté d’une nostalgie faite d’apartheid et d’impossibles rêves.

Le présent reproduit le discours et les hiérarchies coloniales. L’un des maux les plus graves du colonialisme, c’est d’avoir instillé ce discours même dans les populations anciennement colonisées qui, parfois, reproduisent les mêmes attitudes coloniales, vivant ce que Frantz Fanon appelait « le complexe du colonisé » et qu’Aimé Césaire avait très bien expliqué dans son « Discours sur le colonialisme ».

Vraisemblablement, de larges pans de la classe politique continuent inconsciemment à reproduire les hiérarchisations coloniales et à considérer les ex-colonisés comme des infrahumains, redevables à la France, alors que les choses commencent à changer radicalement, notamment dans les sociétés colonisées,  avec l’évidente poussée du taux de scolarisation et l’émergence des « nouvelles » techniques d’information et de communication qui ont transformé le rapport à l’ancienne puissance occupante. Ce que ne semblent pas comprendre les pouvoirs en place.

D’ailleurs, cette histoire de massacres coloniaux, par  exemple, est désormais facilement documentée. Les militaires, eux-mêmes, décrivaient leurs horreurs dans des lettres ou des ouvrages, en se vantant le plus souvent, d’avoir tué, volé et brûlé. Ce serait utile de lire les correspondances de Cavaignac, de Bugeaud, de Lamoricière ou de St Arnaud et de bien d’autres soldats. On cite souvent les propos ignominieux de Bugeaud, mais il y en eut pire : « Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbéhas ! Enfumez-les à outrance comme des renards » (Bugeaud).

L’extrême-droitisation est perceptible dans cette tendance à nier l’Histoire et les vérités historiques qui font l’unanimité des travaux des scientifiques. Il y a une sorte d’implicite censure de l’Histoire des colonisations, une attitude qui fait consensus dans la classe politique. Il y a, ces dernières décennies, d’incessantes attaques contre les historiens et les structures scientifiques qui s’attellent à interroger la colonisation.

Même dans le début de la colonisation, il y avait des lettrés et des hommes politiques français qui dénonçaient les massacres, même s’ils soutenaient le régime colonial. Le poète Alphonse de Lamartine, député et ministre des affaires étrangères avait, dans une lettre datant de 1846, désormais célèbre, attaqué les pratiques coloniales : « Depuis onze ans, on a renversé les maisons, incendié les récoltes, détruit les arbres, massacré les hommes, les femmes, les enfants, avec une fureur tous les jours croissante. (…)Je dis qu’il n’y aurait, ni dans ce temps, ni dans l’avenir, aucune excuse qui pût effacer un pareil système de guerre, dans l’état de force, de discipline, de grandeur et de générosité que nous commande notre situation civilisée ! Je pourrais vous parler d’autres actes qui ont fait frémir d’horreur et de pitié la France entière, les grottes du Dahra, où une tribu entière a été lentement étouffée ! J’ai les mains pleines d’horreur : je ne les ouvre qu’à moitié ».

Les doigts, les mains et les cranes des résistants algériens conservés dans des musées, comme le Musée de l’homme, témoignent justement du mal intégral que représente le colonialisme. Les Algériens et les Français ne semblent pas conscients de la gravité de ce mal. Une société comme l’Algérie vit de graves situations post-traumatiques, comme elle est condamnée à reproduire certaines lésions et des attitudes coloniales, connaissant des troubles schizophréniques. Ce qui est tragique.

Comment vivre normalement quand plus de 825000 Algériens ont été assassinés de 1830 à 1871 par les détenteurs de la « civilisation » qui allaient voir le nazisme et le fascisme emprunter leurs tristes pratiques ?

Il serait peut-être temps de décoloniser nos imaginaires et d’entreprendre un travail de questionnement de l’appareillage conceptuel dominant tout en ne craignant pas de mettre en rapport colonialisme, nazisme, fascisme, ces deux derniers sont tout simplement des rejetons naturels du colonialisme. Une logique filiation.

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