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Retour sur une époque charnière de conflit et de déchirements

Camus et le FLN de Tarik Djerroud

Camus, personnalité à multiples facettes, c’est telle la première conclusion qu’on retient dans la
tête, en fermant le dernier ouvrage de Tarik Djerroud. Dès les premières lignes, on se sent
comme happé par la beauté de l’incipit du jeune éditeur, romancier et essayiste, très fasciné
par l’histoire contemporaine de l’Algérie. Le parcours de Camus nous revient alors, par bribes,
et on ne s’en rassasie plus. On redécouvre, à travers une fresque historique de la guerre
d’Algérie, le vécu de l’homme de lettres et sa relation tumultueuse avec l’Algérie sous un autre
aspect, beaucoup plus proche, frictionnel, intime avec sa terre. Cette Algérie qui l’avait vu
naître et qui ne cessait de bercer ses rêves, ses pensées et ses idéaux jusqu’à son décès en

  1. Et face à l’auteur du célèbre chef-d’œuvre littéraire L’Etranger, la guerre d’Algérie fut plus
    qu’une rupture : un drame à nul autre pareil. Le Pied-Noir du quartier de Belcourt fut
    tourmenté ; déchiré ; tiraillé entre deux univers irrémédiablement irréconciliables. Ainsi la
    contre-violence du FLN contre le monstre colonialiste fut-elle vécue par le philosophe comme
    un pis-aller, sinon un choc personnel. Comment faire pour prendre position dans une telle
    atmosphère guerrière, d’une violence inouïe ? Acculé, dos au mur, Camus plongeait alors dans
    le silence, lui qui pourtant, en «colonialiste de bonne volonté»-l’expression est d’Albert
    Memmi, n’arrêtait pas depuis 1939 de mettre en évidence les inégalités ainsi que les injustices
    coloniales en Algérie, surtout lors de son reportage en Kabylie pour le compte d’Alger-
    républicain.

Or, ce silence camusien était discutable, puisque le philosophe était là à défendre, au pic du feu
du conflit, des condamnés à mort algériens et à intervenir en leur faveur auprès des autorités
coloniales. Bien qu’anti-indépendantiste, ayant refusé de concevoir un autre destin de l’Algérie
en dehors de la France, Camus était en vérité une personnalité bien plus complexe qu’il n’y
paraît. En rentrant dans le vif des tourments du philosophe, ses états d’âme, sa souffrance
intérieure, ses douleurs, sa conception de l’avenir de l’Algérie, le contenu de ses articles et de
ses textes, Djerroud nous révèle, comme par magie et d’une manière suggestive, un autre
homme d’une tout autre envergure : un indépendantiste «visionnaire», mais en état de réserve,
de recul et de prudence. Car, s’il [Camus] avait pris position pour l’indépendance algérienne, les
conséquences auraient été, sans doute, autrement plus dévastatrices pour la communauté des
Pieds-Noirs et pour les Français d’Algérie dont il faisait partie. Le dilemme camusien fut à la
mesure de la complexité du contexte de l’époque. Son but n’était alors que de réformer et de
faire accepter l’idée d’un vivre-ensemble durable.

Du projet Blum-Violette à son idée d’assimilation fraternelle, puis enfin à la solution fédérale
qui aurait pu éviter la naissance du nationalisme révolutionnaire algérien, en passant par la
Trêve civile de 1956, le prix Nobel 1957 avait fait feu de tous bois pour une cohabitation réussie
entre deux peuples. C’était ce qui l’avait poussé, d’ailleurs, à mettre sur le même piédestal les
auteurs des attentats des deux bords. Le philosophe pensait, à en croire l’auteur, que la
réforme du système était possible à condition d’agir à l’intérieur même du système. C’était
toute cette complexité faite de rapports ambivalents, chargés de confusions, de colères et de
silences qu’il avait tenté de décrire dans ce livre, non sans un souci d’exhaustivité. Un livre qui,
s’il est subtilement rédigé, n’en reste pas inclassable, à la croisée entre essai et étude littéraire.
Outre son décryptage du nationalisme algérien, Djerroud a capté les traces, les écrits et les
empreintes de l’auteur du Mythe de Sisyphe, faisant table rase de toutes les idées reçues, de
tous les dogmes, les stéréotypes et les anathèmes qu’on a jetés et jette encore à la figure de
cette personnalité littéraire majeure du XXe siècle. En cela, le regard de Tarik Djerroud
contraste, et de façon on ne peut plus critique, avec tout ce qui a été écrit jusque-là sur Camus
des deux côtés de la Méditerranée. Il apporte quelque chose de neuf, du concret, et surtout de
«conciliateur».
Kamel Guerroua, in Le Quotidien d’Oran

Tarik Djerroud, Camus et le FLN, Erick Bonnier, collection Encre d’Orient, octobre 2022, 250
pages. Paru également en Algérie, chez Tafat édi

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