Ayant débarqué en 1921 aux studios de Boulogne-Billancourt, en France, à l’époque du cinéma
muet, Tahar Hannache apprendra tous les métiers du cinéma avant de créer sa propre boîte de
production. Du jamais-vu pour un Algérien.
Il y a dans notre pays des destinées inédites vécues par des hommes d’exception, dont l’histoire
mérite d’être racontée aux jeunes Algériens pour en tirer de belles leçons de volonté et de
persévérance. L’histoire de Tahar Hannache est le parfait exemple du parcours d’un Algérien
hors du commun, qui a réussi à défier le sort et les circonstances pour réussir une carrière
inespérée durant l’époque coloniale, dans un milieu jamais conquis par des Algériens, qu’on
appelait «les indigènes».
Aujourd’hui, peu de gens en Algérie connaissent vraiment Tahar Hannache, sa personnalité, son
histoire et son parcours, même dans le milieu du cinéma, alors que son nom est encore ignoré
par la jeune génération. Pourtant, cet homme est l’une des grandes figures dans l’histoire du 7e
art qu’on cite rarement de nos jours et dont le fabuleux parcours n’a pas été révélé au grand
public.
C’est grâce au magnifique travail de mémoire entamé en 1990 par sa fille aînée Thouria et ses
trois sœurs, que ce grand pionnier du cinéma en Algérie est sorti de l’anonymat et surtout de
l’oubli, pour avoir droit à tous les honneurs. «Mon père était un homme très méticuleux, il
conservait soigneusement tous ses archives.
C’est ainsi que je n’ai pas eu de difficultés à collecter les documents qu’il classait dans des
pochettes bien ordonnées, dont des lettres, des correspondances administratives, des
autorisations de filmer, des photos, des coupures de presse, mais aussi tout ce qui avait trait à
sa riche carrière cinématographique.
C’est grâce à mon père que j’ai pu organiser une exposition à son hommage», explique Thouria,
que nous avons rencontrée en 2015 à Constantine à l’occasion de l’évènement de la Capitale de
la culture arabe. Au mois d’avril 2014, un hommage lui avait été rendu pour la première fois
lors d’une exposition organisée au palais de la culture Moufdi Zakaria à Alger.
Enfance à Sidi Djeliss
De son vrai Tahar Benelhannache, il est né en 1898 dans une maison située au quartier
populaire de Sidi Djeliss, dans la vieille ville de Constantine. Ce lieu abrite de nos jours la
fameuse école Oueld Ali (ex-Jules Ferry), qui a vu défiler des générations de Constantinois, dont
bon nombre d’entre eux ont suivi un intéressant cursus scolaire durant l’époque coloniale, ce
qui leur permettra de faire une carrière professionnelle dans divers secteurs.
Tahar a grandi dans une famille aisée. Son père, Khoudir, gérait une manufacture de tabac et
une tannerie. Malheureusement, on ne sait pas beaucoup de choses sur son enfance, sauf qu’il
avait fréquenté l’école primaire de son quartier. Il est décrit comme étant un enfant calme,
sage et tranquille, mais surtout studieux. Il aimait les sciences et les techniques et se
passionnait pour tout.
C’est lors de l’une de ses promenades dans la ville qu’il découvre la première salle de cinéma
dans sa vie. C’était l’ex-salle Nunez, la plus ancienne dans la ville, située en contrebas du
théâtre de Constantine dans le quartier de Bab El Djabia, près du pont Sidi Rached. La salle
deviendra Le Royal en 1958, puis le Rhumel après l’indépendance. Quand la salle avait ouvert
pour la première fois en 1908, Tahar avait 10 ans. Il assistera au premier film qui marquera son
destin pour la vie.
Quatre ans après la mort de son père en 1916, Tahar choisira de partir en France, après avoir
passé son service militaire à Miliana. «Il avait à peine 22 ans quand il avait débarqué en France,
dans les studios de Boulogne-Billancourt où il avait un seul projet en tête, apprendre le cinéma
et devenir cinéaste», raconte sa fille Thouria.
Premier rôle de figurant
Dans son livre Tahar Hannache, un cinéaste dans l’oubli édité en 2015, l’auteur Ahcene Dafer
rapporte une anecdote originale et historique qui marque le début de l’aventure
cinématographique de Tahar Hannache en France, suite à une rencontre qui décidera de son
destin en 1921 : «En s’approchant des studios de Boulogne-Billancourt, Tahar croise un homme
qui n’est autre qu’un régisseur à la recherche de figurants arabes pour le film L’Atlantide.
Tahar lui demande si c’est bien ici qu’on tourne le film. Le régisseur l’interroge : vous êtes un
Arabe ? A la réponse positive de Tahar, le régisseur lui dit : vous êtes engagé, présentez-vous
demain à 8h». Tahar décroche son premier rôle de figurant dans le film franco-belge
L’Atlantide, de Jacques Feyder, tiré du roman éponyme de Pierre Benoit, tourné en Algérie et
sorti en 1921 à l’époque du cinéma muet.
Il n’aura plus peur de conquérir le monde du cinéma en France. Animé d’une soif d’apprendre
durant ses premières années aux studios de Boulogne-Billancourt, Tahar assurera presque tous
les métiers du cinéma. Il profitait de sa présence sur les plateaux pour apprendre les ficelles de
la prise du son, du tournage, du maniement de la caméra, de la direction des acteurs et de la
mise en scène.
Il est ainsi opérateur, régisseur, photographe, caméraman et assistant réalisateur dans
plusieurs films, dont ceux d’Abel Gance, Julien Duvivier et Marcel Pagnol. En 1924, il est
régisseur et figurant dans le film Les fils du soleil, de René Le Somptier. Il obtient son premier
rôle d’acteur en 1926 dans le film The Arab de l’Américain Rex Ingram. Il joue aux côtés de Jean
Gabin en 1935 dans le film La Bandera de Julien Duvivier.
Dans sa riche filmographie, qui compte une soixantaine d’œuvres de 1922 à 1955, Tahar
Hannache a été 12 fois acteur, 17 fois opérateur-régisseur, 16 fois caméraman et 14 fois
directeur de photo, sans compter les films qu’ils avaient réalisés et produits par sa boîte de
production Taha films. Du jamais-vu pour un Algérien dans l’histoire du cinéma depuis l’époque
coloniale jusqu’à nos jours.
67 ans avant Yann Arthus-Bertrand
Fort de cette riche expérience, Tahar Hannache décide en 1938 de créer sa propre boîte de
production Taha Films. Une initiative audacieuse à l’époque où ce genre d’entreprises n’était
réservée qu’aux Européens. L’aventure commence par un documentaire, Aux portes du Sahara,
qui ne sera pas diffusé, dont le négatif finira par être perdu. L’expérience de Taha Films sera
interrompue suite au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale.
Tahar, qui obtiendra sa carte d’identité professionnelle en 1942, sera mobilisé par le service
français du cinéma aux armées. Malgré les années d’éloignement, il gardera ses liens avec sa
ville natale, Constantine. Juste après la fin de la guerre, et de retour en Algérie en 1946, il
concrétise un vieux rêve, en produisant un documentaire en hommage à sa ville intitulé
Constantine, l’ancienne Cirta. Un film qu’il tourna avec intelligence pour éviter la censure des
services français.
Il choisira ainsi de montrer des projets réalisés par les Français dans la ville, tout en profitant
pour montrer la beauté naturelle de Constantine, ses vestiges, son rocher, sa vieille ville, ses
marchés et son artisanat. «C’est un film où de nombreuses séquences ont été filmées pour la
première fois à partir d’un avion qui survolait la ville, c’était vraiment très beau à voir,
notamment les images du rocher», a révélé sa fille Thouria. Tahar Hannache fut le premier à
avoir filmé Constantine à partir du ciel, 67 ans avant le photographe Yann Arthus-Bertrand, qui
avait filmé la ville en août 2013.
La plus ancienne œuvre de fiction
Dans une contribution parue dans le journal El Watan du 7 février 2008, Abdennour Zahzah
signe une analyse du film Ghetassine Essahra (Les plongeurs du désert), considéré comme «la
plus ancienne œuvre de fiction conservée à ce jour dans l’histoire du cinéma en Algérie».
Interprété par des acteurs et des figurants algériens, le film sans dialogue avait été tourné à
Tolga, dans l’actuelle wilaya de Biskra. Les principaux rôles étaient tenus par Himoud Brahimi
(Cheikh Ali) et Djamel Chanderli (son fils Mansour). Leur travail est l’écurage des puits bouchés
de sable et de boue. L’histoire du film rappelée par Abdennour Zahzah est simple.
Elle est racontée par une voix off, sur la musique composée par un grand artiste algérien :
Mohamed Iguerbouchene. «Les habitants d’une oasis font face à l’assèchement de leur
fontaine. Le sage de la tribu, Cheikh Messaoud fait appel aux plongeurs du désert. Leur
intervention est nécessaire pour la survie de l’oasis et de ses habitants. Après le nettoyage du
puits, l’eau recommence à couler. Des années après, la machine arrive. Elle fait le travail. C’est
l’effet de la modernité.
On ne fait plus appel à Cheikh Ali et son fils. C’est la fin du métier des plongeurs du désert.»
Produit par Taha Films en 1952, Les plongeurs du désert ne sera pas diffusé par les services
français du cinéma. L’œuvre a été mal perçue, parce qu’elle est la première à être produite,
financée, tournée et réalisée uniquement par des Algériens.
Par cette production, Tahar Hannache dérangeait les autorités françaises, qui craignaient que
des Algériens puissent maîtriser cette arme dangereuse qu’est le cinéma, interdite jusque-là
aux Arabes. Ironie du sort, Les plongeurs du désert sort quelques mois avant le déclenchement
de la Révolution algérienne en novembre 1954.
Ce n’était pas étrange, car Tahar Hannache et son neveu Djamel Chanderli seront les
précurseurs du cinéma en Algérie. Plus tard, Djamel Chanderli sera le premier cinéaste à
rejoindre les services de l’image et du son de l’ALN à Tunis. Avec d’autres cinéastes, il tournera
les premières images au maquis. Tahar Hannache restera à la télévision où il formera les futurs
techniciens algériens de l’ex-RTA d’après l’indépendance.
On retiendra ce témoignage du grand critique et spécialiste du cinéma Ahmed Bedjaoui, qui
dira de lui : «Je l’ai connu à la fin de sa vie lorsque j’ai rejoint la RTA en 1969. Je garde de lui
l’image d’un homme aimé de ses pairs, discret, affable et toujours disponible.» Tahar Hannache
est décédé le 1er août 1972 à l’âge de 74 ans, sans jamais penser prendre sa retraite.
« Le travail de recherche que j’ai réalisé avec mes trois sœurs pour faire connaître l’histoire de
notre père nous a demandé des années ; nous espérons avoir ouvert la voie aux chercheurs
pour apporter leur contribution sur le parcours de cet homme qui a servi son pays avec
bravoure ; nous souhaitons que ses œuvres conservées à la cinémathèque algérienne soient
montrées au grand public, notamment les jeunes», conclut Thouria.